I, 2018/1

Adriano Prosperi

La vocazione

Review by: Pierre Antoine Fabre

Authors: Adriano Prosperi
Title: La vocazione. Storie di gesuiti tra Cinquecento e Seicento
Place: Torino
Publisher: Einaudi
Year: 2016
ISBN: 9788806228453
URL: link to the title

Reviewer Pierre Antoine Fabre - École des hautes études en sciences sociales, Paris

Citation
P.A. Fabre, review of Adriano Prosperi, La vocazione. Storie di gesuiti tra Cinquecento e Seicento, Torino, Einaudi, 2016, in: ARO, I, 2018, 1, URL https://aro-isig.fbk.eu/issues/2018/1/la-vocazione-pierre-antoine-fabre/

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La publication de ce livre a été un événement pour tous ceux qui, et ils sont nombreux, se sont intéressés à l’histoire de la Compagnie de Jésus, voire même à la Compagnie de Jésus en tant que telle: Adriano Prosperi, qui avait si souvent croisé ces “jésuites” dans ses livres, publiait donc pour la première fois un ouvrage entièrement consacré à des “histoires de jésuites”.

Ce livre est, à mon sens, un immense paradoxe. Son point de départ (p. XV) est en effet une réflexion ou une hypothèse sur les racines chrétiennes, spécifiquement en Italie, de l’habitus autobiographique dans le parti communiste. Mais ce point de départ est discutable: ces autobiographies en sont-elles vraiment? La preuve par la contradiction pourrait être dans le magnifique récit de soi de Louis Althusser, à la fin de sa vie, dans lequel, justement, il dit à quel point cette attention à soi pouvait paraître régressive, bourgeoise, dans le monde communiste, sauf si, évidemment, elle était demandée comme une obligation d’avouer (Louis Althusser, L’avenir dure longtemps (suivi de Les faits), Stock / IMEC, 1992). Or quand on progresse dans l’enquête de Prosperi, on ne cesse de se trouver confronté à cette même question: ces “histoires de jésuites” sont-elle des autobiographies, des récits de soi? En commençant par la première de toutes, celle d’Ignace de Loyola, dont Prosperi dit lui-même, avec raison, qu’elle est plutôt une “hétérobiographie” (p. 24): une vie dictée à d’autres qui l’écrivent à la troisième personne... Mais plus fondamentalement, la légitimité d’une écriture de soi est un problème dans la Compagnie de Jésus: c’est même un débat, qui se développe beaucoup pendant toute la période de la gestation du Directoire des Exercices spirituels: faut-il écrire pendant les Exercices? Cette écriture ne sera-t-elle pas le signe d’un retour du moi, de l’amour de soi, là où la consolation venait de Dieu en moi, “consolation sans cause” abîmée par une telle écriture? Ignace lui-même, malgré le sentiment que l’écriture lui donne à revivre ce qu’il a vécu quand il l’écrit, ne choisit-il pas de détruire son Journal – ou tout au moins est-ce ce que la tradition jésuite a fait savoir, ou fait croire?

Conformément à cette tradition, l’essentiel des écritures jésuites convoquées par l’auteur relève d’épreuves, dans lesquelles il faut parler par obéissance (comme dans le cas de l’examen général pour l’incorporation dans l’ordre ou dans le questionnaire proposé par Jerónimo Nadal aux jésuites d’Espagne) ou dans lesquelles ce qu’on écrit ne peut être donné comme une écriture narrative (comme dans le tracé des lignes de péché dans les Exercices, par exemple, voire même dans les calligraphies indéfiniment répétées qui marquent les dernières pages conservées du Journal d’Ignace).

Quand Prosperi évoque l’une des pièces maîtresses de son corpus, le Vocationum liber autobiographicus Poloniae Provinciae proprius (1574-1580), publié par Joseph Warszawski en 1966, il doit là encore aussitôt préciser que les récits qu’il contient ne sont pas seulement autobiographiques, mais “hétérobiographiques”. Il faudrait d’ailleurs s’interroger aussi sur le berceau polonais de cette entreprise: l’initiative est-elle dans le main stream de l’Ordre?

L’essentiel du livre est cependant, et c’est son grand poids d’humanité, dans le développement d’un certain nombre de cas d’existence, pour lesquels, au-delà de leur intérêt historique propre (dont il faut laisser le plaisir substantiel au lecteur), il faudrait examiner la nature ou le genre des matériaux qui les nourrissent: témoignage, correspondance, récits hagiographiques (comme pour Luigi de Gonzaga, dont nous n’avons pas, précise Prosperi, de récit de sa vocation rédigé par lui-même). En réalité, et c’est sur cela que nous devons réfléchir, la probité de l’auteur l’oblige à signaler combien ces récits se laissent souvent difficilement définir comme des autobiographies. Et c’est sans doute la raison pour laquelle la source immense des Indipetae, lettres de demande d’envoi en mission, est presque absente de l’ouvrage alors qu’elle pourrait correspondre le mieux au modèle morphologique du récit de vocation proposé à la toute fin de La Vocazione (p. 239-241). En effet, A. Prosperi sait bien les fortes contraintes qui conduisent à la production de ces lettres: la nécessité d’une protection juridique de la Compagnie comme entreprise missionnaire, la complexité du rôle des familles, souvent hostiles au départ de leurs fils (le cas de Bellarmino étudié par l’auteur relevant plutôt de l’exception que de la règle).

Pour comprendre la surprenante démarche de ce livre et ce que j’ai appelé son paradoxe, il faut interroger, non pas un double fond (communiste / catholique), mais un triple fond du livre, qui en fait, je crois, tout le prix.

Si je peux risquer cette contre-hypothèse, il me semble que Prosperi, lecteur aussi aigu que fin spécialiste de l’époque moderne, ne peut pas avoir véritablement cru à sa propre hypothèse, selon laquelle il pourrait y avoir filiation entre les “récits de soi” jésuites et communistes. Ou alors ce serait une filiation entre deux contraintes, entre deux aveux imposés: deux fictions autobiographiques.

Mais cela nous renvoie aussitôt à un autre espace de discours, qui est peut-être le troisième terme du débat: l’espace de la confession. Et si cet espace, comme espace de parole, et de parole secrète, était l’autre pôle, par rapport à ces écritures tourmentées par une certaine mauvaise conscience du soi intime, ou par la contrainte de l’aveu public?

Mais nous ne sommes pas encore ici à la fin de la réflexion: car le problème rebondit sur une autre scène, celle des rapports entre le dispositif de la confession et celui de la cure analytique. Le livre de Prosperi nous oblige à ce passage, car il y a dans la culture européenne commune un grand malentendu dans l’association, parfois forte, entre ces deux dispositifs. Dans le cas de la confession, le sujet ne doit jamais pouvoir interrompre quelque chose qui cependant pourrait prendre fin puisque la confession est en droit complète, sauf que cette fin signifierait une sortie du jeu de l’attente du jugement; en revanche, dans le cas de la psychanalyse, le sujet doit interrompre quelque chose qui en toute rigueur ne devrait jamais prendre fin, puisque aucune découverte définitive ne peut en droit mettre un terme à cette pratique. Mais le modèle des Exercices spirituels, qui sous-tend le discernement vocationnel à l’œuvre dans les récits mobilisés par Prosperi, court-circuite les deux options antérieures, puisqu’il interrompt quelque chose qui trouve sa fin dans le moment même où il s’interrompt, et qu’il ne se laisse donc doublement pas réduire à une identité narrative conçue comme récit de sa vie.

Si je peux ici introduire une dimension critique qui n’est qu’une manière de dire la fécondité heuristique de La vocazione, il me semble que, par rapport à ce double questionnement, le livre de Prosperi construit implicitement la référence confessionnelle dans une dénégation ou un oubli à son autre psychanalytique. Dans le cas contraire, ces deux pôles seraient renvoyés à leur contradiction interne, et feraient surgir le troisième pôle, celui du modèle des Exercices comme modèle non-narratif, comme discours de soi. Or le rapport Confession versus Psychanalyse, ou plus précisément, la confession comme écran en regard de la psychanalyse, reste essentiel pour l’auteur, et c’est précisément pour cette raison, me semble-t-il, qu’il construit le mythe d’une autobiographie jésuite.

Pour le résumer d’un mot, ce livre est certainement celui du premier grand savant à prendre le risque de provoquer l’immense histoire textuelle et existentielle de la Compagnie de Jésus à partir de débats contemporains – ceux d’un long XXe siècle qui n’est pas achevé. Les historiens discuteront. Mais cette immense histoire en sera troublée et éveillée. Ce livre aura très certainement des suites fécondes. Et c’est heureux.

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