II, 2019/3

Maria Pia Donato

L'archivio del mondo

Review by: Olivier Poncet

Authors: Maria Pia Donato
Title: L'archivio del mondo. Quando Napoleone confiscò la storia
Place: Roma
Publisher: Laterza
Year: 2019
ISBN: 9788858134085
URL: link to the title

Reviewer Olivier Poncet - Ecole des Chartes

Citation
O. Poncet, review of Maria Pia Donato, L'archivio del mondo. Quando Napoleone confiscò la storia, Roma, Laterza, 2019, in: ARO, II, 2019, 3, URL https://aro-isig.fbk.eu/issues/2019/3/larchivio-del-mondo-olivier-poncet/

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L'enlèvement des archives de multiples pouvoirs souverains aux quatre coins de l'Europe par les armées et administrations de Napoléon Ier entre 1809 et 1814 pour les rassembler à Paris a déjà fait l'objet de plusieurs travaux érudits. Mais aucun n'avait jusqu'à présent affronté cette opération dans son entier comme le propose avec science et intelligence Maria Pia Donato dans un petit livre passionnant et suggestif. L'autrice, spécialiste de l'histoire culturelle et intellectuelle du Settecento jusqu'au premier tiers du XIXe siècle, ne se contente pas de revenir sur certains épisodes célèbres (transport des archives du Vatican, enlèvements viennois). Elle comble de multiples lacunes dans un paysage historiographie morcelé, à l'aide de sources originales dépouillées aussi bien à Paris (Archives nationales) qu'in situ, et tout spécialement dans l'Italie septentrionale et centrale qu'elle connaît à merveille. Surtout, elle s'attache avec constance à rechercher le sens de cette quête inédite par son ampleur et par son organisation.

Cette vaste entreprise accompagne l'apogée de l'Empire français dont les départements s'accroissent progressivement de territoires italiens (1808-1809), hollandais et allemands (1811) ou catalans (1812). À cette époque, le pillage des archives n'est pas chose nouvelle: il est fréquent que des manuscrits, des liasses ou des fonds entiers de documents soient déplacés à l'occasion d'un changement de souveraineté par suite d'une guerre ou d'un traité international, sans compter les décisions prises au sein d'un même espace politique (transfert des archives du duché de Savoie de Chambéry à Turin en 1563). Avec Napoléon cependant, ces mouvements archivistiques connaissent une ampleur et une orientations singulières.

Pour nous en faire comprendre à la fois la mise en œuvre et la signification, M.P. Donato opte pour un plan géographico-thématique. Après une introduction militante qui souligne tout à la fois l'importance stratégique de la détention de titres et qui pointe le triste état où sont parfois réduits les services d'archives – une déploration qui vaut assurément pour l'Italie mais qui appellerait des nuances pour d'autres espaces européens –, viennent des chapitres dédiés à Vienne, Rome, l'Espagne, Turin, Florence ou les anciennes républiques italiennes (chap. I à III et V-VI) qui permettent d'introduire successivement les enjeux militaires et diplomatiques des archives, la logistique de l'opération napoléonienne, la géopolitique des titres, la résistance locale, l'histoire des archives ou l'usage historique des archives. Les précédents et les racines idéologiques de cette centralisation archivistique ne sont évoqués qu'au chapitre IV. Ces choix d'exposition pourront dérouter le lecteur. En renonçant à un exposé plus strictement chronologique, l'auteur est amenée à opérer des retours en arrière ou à présenter abruptement des faits qui ne trouvent leur pleine explication que dans un second temps. La fin de l'ouvrage est moins surprenante: le traitement parisien de ces fonds et leur utilisation historique et politique constituent logiquement les chapitres VII et VIII, prolongés par un épilogue qui ramasse dans un même mouvement les restitutions à la chute de l'Empire en 1814-1815 et quelques éclairages sur l'influence de cette expérience inédite sur la gestion des archives par les États du premier XIXe siècle.

Disons-le d'emblée à l'attention du lecteur que pourraient effaroucher des histoires d'archives poussiéreuses: ce livre nous conte une très vivante expérience historique qui a beaucoup à voir avec les ambitions d'un pouvoir napoléonien tout à la fois obsédé par le contrôle des populations et par la recherche d'une légitimité politique. M.P. Donato excelle à passer du cas d'espèce à l'approche synthétique, des spécificités de chaque expérience locale à un projet qui se veut aussi global que possible. Elle fait la part des circonstances, sensible dans le cas viennois où la gestion par les forces armées françaises diffère considérablement des instructions données par la suite par Pierre-Claude-François Daunou (p. 42-44). Cet ancien oratorien (1761-1840), idéologue au sens où on l'entendait sous l'Empire, plaide pour une histoire universelle où le primat des textes de loi et l'attention portée aux rapports politiques dictent une écriture où dominent les correspondances. Il est le maître d'œuvre sourcilleux et inventif de l'entreprise à l'échelle européenne. Il ne se contente pas de se battre pour obtenir des diverses administrations parisiennes qu'elles concourent à son projet: il paie encore de sa personne lors d'un exceptionnel séjour italien où il passe en revue les potentialités des archives de souveraineté qu'il visite à l'été 1811 (Gênes, Parme, Plaisance, Florence) (p. 57-61). L'opération n'est pas dissociable cependant de la volonté plus large de faire converger au centre de l'Empire le meilleur du patrimoine des départements ainsi agrégés à la France napoléonienne, qu'il s'agisse de livres, de tableaux ou de sculptures (p. 37-42). La manière forte, incarnée par l'armée napoléonienne et teintée de la légitimité administrative des préfets, trouve cependant des opposants qui jouent de la séduction, de la résistance passive ("la tattica della tartaruga", p. 83-84), de l'objection politico-historique ou de l'opportunisme pour empêcher des déplacements trop importants, voire des déplacements tout court. Les archives les mieux organisées sont ainsi plus à même d'empêcher leur démembrement, comme ce fut le cas en Toscane (p. 55-57).

Malgré tout, Paris voit affluer rapidement des quantités énormes – les 149 557 kg du convoi de 18 chariots d'archives romaines de 1810 ne font pas 1,5 tonnes mais 150 tonnes (p. 22) – de documents provenant de multiples régions d'Europe qui transforment radicalement et statistiquement le visage des Archives de l'Empire: en 1812, pour 120 000 unités "françaises", on comptait 167 000 unités italiennes, 7 800 espagnoles, 39 000 allemandes et 9 000 hollandaises (p. 78). L'affectation de l'hôtel de Soubise aux Archives nationales rénovées sous l'autorité de Daunou ne règle pas tout. Encore faut-il recruter des collaborateurs capables d'exploiter un matériau hétérogène – collaborateurs sur lesquels on aurait aimé avoir plus d'informations – et organiser sa ventilation dans les espaces disponibles qui sont tout sauf adaptés à recevoir des liasses et des registres d'archives. Alors que les dernières caisses arrivent en janvier 1814 (p. 86), le temps manque pour exploiter le matériau ainsi réuni. Les priorités de Daunou, sensible aux attentes de l'empereur, furent données à la recherche de documents relatifs aux abus du pouvoir des papes, comme en témoigne la deuxième édition de l'Essai historique sur la puissance temporelle des papes (1811), prolongée par des recherches sur les procès faits aux Templiers ou à Galilée (p. 89-98).

Cette aventure fut soldée aux lendemains immédiats de l'Empire (1814, puis surtout durement en 1815) et jusqu'en 1941 (restitution d'archives espagnoles par le gouvernement de Vichy à l'Espagne de Franco). Elle a laissé un souvenir plus présent qu'on ne le croirait dans chacun des dépôts touchés par ces enlèvement d'archives, comme s'en aperçoit tout visiteur de l'Archivio segreto Vaticano quand il franchit la porte d'entrée coulée en bronze par Tommaso Gismondi en 1985 où figure, entre autres, l'épisode de ce pénible voyage d'archives. Il n'est pas sûr que le bouleversement napoléonien soit autant que cela (p. 110) à l'origine d'un mouvement transnational des érudits – le développement des voyages en train a joué un rôle sans doute au moins aussi important – ni qu'il ait permis la formation de la figure sociale moderne de l'historien dont la construction s'étage du XVIe au XXe siècle. Mais il y a concouru. La grande leçon administrée par M.P. Donato dans ce livre savant et neuf à bien des égards est que le legs de l'expérience douloureuse des temps napoléoniens réside moins dans son exploitation historique que dans la prise de conscience brutale et accélérée de la valeur et de l'importance des archives pour l'affirmation des États-nations et des revendications identitaires des diverses parties de l'Europe.

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